Raymond Balau, Géologomatique de Xavier Duffaut, Mai 2021


            Le branding (art de se faire remarquer) hyperterritorialise en agissant dans la géographie des zones de chalandise et surtout dans la géographie des esprits via ce qu’il est convenu d’appeler « le temps de cerveau disponible » ; ou flottant. S’en prendre aux codes du coaching urbain diffus des identités visuelles, en contrepied à la surenchère, grâce à une sorte de « design de soustraction » (Ruedi Baur), cela conduit-il pour autant à une hyperdéterritorialisation ? Xavier Duffaut hacke ou détourne avec humour les prescrits des chartes graphiques de marques avides de popularité, et s’attaque peut-être surtout aux situations de fait où s’éploient les signes de l’empire du commerce dans l’espace public. En naviguant habilement sur les campagnes publicitaires, il squatte les imageries « positivantes » en réinjectant dans le réel des configurations modifiées, pour y activer un second degré authentiquement critique sans être  moralisateur.
            D’où une certaine fascination pour l’idée de déterritorialisation et surtout pour les rythmes et les sens induits, mais bon, les écrits des tontons Deleuze et Guattari ne sont pas toujours simples à suivre dans leurs développements. Cela dit, ça percute parfois, par exemple au chapitre De la ritournelle, dans Mille plateaux, quand une question surgit à propos des fonctions déterritorialisées et du facteur T, le facteur territorialisant, à propos de « l’émergence des qualités propres (couleur, odeur, son, silhouette…) » : « Peut-on nommer Art ce devenir, cette émergence ? Le territoire serait l’effet de l’art. L’artiste, le premier homme qui dresse une borne ou fait une marque… La propriété, de groupe ou individuelle, en découle, même si c’est pour la guerre et l’oppression. La propriété est d’abord artistique, parce que l’art est d’abord affiche, pancarte. » Donc faire affiche ou faire pancarte en produisant des affiches ou des pancartes de type marketing en les retouchant, ce n’est pas seulement jouer sur les images, c’est aussi agir sur les agencements territoriaux de reconnaissance, pour y troubler les réflexes perceptifs par des substitutions où une absence, un ajout ou même un remplacement préservent l’identification globale tout en modifiant la signification parfois du tout au tout. 
            Exemples :
En plaçant une bannière Proximus devant une boutique Proximus, en utilisant le langage publicitaire de Proximus pour y soustraire le motif principal de la campagne Proximus, l’oriflamme devient lisible pour ce qu’il est, parallèlement à ce qu’il est censé suggérer. Une résonance étrange sépare ces degrés perceptuels. Ce qui vient à l’évidence, c’est le trait d’esprit qui utilise la force de l’adversaire pour lui retourner une image frappée d’un supplément clairement plurivoque. À l’instant de réaliser le subterfuge Proximinus, une irrépressible sensation de déjà-vu réinitialisé  ( « —Terre ! » ) s’épaissit d’un tragique « Vous êtes ici » allumé dans substrats karstiques de la conscience, qui réveille les questions tenues sous le boisseau par l’efficacité publicitaire (quel est le coût humain du trafic de la colombite-tantalite contenue dans mon Iphone par exemple ?). Avec en plus le flash issu du ready-made-copié-modifié-déplacé. Malin. Une dose de vitriol sous le clin d’œil.
            L’appel aux regards anesthésiés par les massages des messages incite au décryptage des campagnes commerciales, en liant le réflexe du décodage au transfert matériel directement dans l’espace public, donc dans l’espace de la publicité au sens habermassien, pour troubler la présence rendue légitime par les divinités des grandes enseignes, en leur tendant un miroir déformant, ou plutôt en trompe-l’œil incidieux. Avec cette particularité, pour en revenir à Proximus, que le fond de la bannière allégé de son motif graphique, devient littéralement une forme qui mixe décor de marque et décor urbain, avec pour effets de possibles questions quant sur ce qui n’est plus familier dans cette réclame si familière.
            Ce qui fait affiche ou pancarte, en l’occurrence, c’est l’irruption d’inattendu dans l’attendu. Le strict respect du langage pris pour cible, avec une déviation du message par omission volontaire ou par transformation légère ou par imitation non servile, offre la liberté d’ajouter d’autres interactions visuelles et surtout intellectuelles à l’emplacement choisi, par exemple récemment la façade bien à vue de la galerie Tick Tack Antwerpen affublée de promos Proximinus (Chaotic Signaletic).
            Pour en revenir aux machinations deleuzo-guattariennes, il y a transcodage ou transduction, un milieu (commercial) annexé par un autre (artistique), dans des opérations de brouillage aboutissant, dans un territoire donné, celui de l’intervention et de sa diffusion, à l’émergence de territorialités démultipliées consécutives à des déterritorialisations relatives ; la décontextualisation comme mode opératoire permet l’actualisation dans d’autres contextes, avec excitation des subjectivités réflexives dans la masse des clientèles escomptées, toujours en titillant les désirs primaires de consommation.
            En prenant les protocoles sanitaires de l’art contemporain comme fond de commerce, les glissements sémantiques mis à cette sauce sont innombrables mais attention ! il ne s’agit pas du graphisme comme finalité mais comme modalité transitoire. Afin de configurer des interventions qui semblent se couler dans les moules de la réclame, il s’agit d’en reproduire les traits généraux tout en faussant le message par des mutations chirurgicales qui en affectent la lettre mais non le look, l’air de rien. Un emballage d’Imac au visuel fond d’écran OS X Yosemite soleil couchant sur le demi-dôme rocheux qui skyline le parc naturel l’emporte à première vue sur un avant-plan rectifié en savant contrejour où un compacteur de décharge enfouit les déjections d’une culture de l’emballage hypertrophiée. L’idée est ensuite de promener le packaging retouché devant les boutiques Apple, dans un espace-temps où le prochain achat escamote la présence d’esprit.
            L’impact des détournements participe souvent d’une double incidence, locale et globale — ou de niches intermédiaires —, ce qui booste la manipulation d’images manipulantes. Une vidéo-projection transformant le site El Rawché à Beyrouth, îlots-falaises touristiques proches de la Corniche, en publicité pour la Coupe du Monde de la FIFA en 2020, l’occasion était belle d’y substituer des images de flocons de neige, de billets de banque et de fleurs de rhododendron, pour y glisser en subliminal les ouvriers du Bangladesh qui travaillent sur les chantiers des stades au Qatar. Injecter un message à portée critique via un canal classique de l’événementiel planétaire est politique et spectaculaire, un matraquage pour un autre : appel facultatif à l’exercice de la faculté de jugement.
            Qu’il s’agisse de gestes a priori courants, même anodins, ou de démonstrations ironiques emboîtant le pas aux manœuvres du marketing triomphant, le savant décalage est toujours arrimé à un humour distancé ( bannière du centre d’art KANAL… sans K ) et tramé d’une sophistication des moyens mis en œuvre afin de préserver les automatismes du déchiffrage rapide sans vendre la mèche. La transformation du sourire du logo Amazon en schème de mine déconfite, c’est dans la manipulation « normale » des colis, remarquée par hasard, que l’intention aboutit. En organisant dans une garden party d’école d’art un entraînement sportif de livreurs Délivrénous en vêtements de travail donc légèrement corrigés, le projet atteint son acmé quand un livreur Backpack embarqué s’exhibe sur un vélo d’appartement planté dans le gazon ! Ce qui apparaît alors n’est pas une dérivation loufoque de clichés, mais une observation fine du camouflage de marque et des comportements coreligionnaires qui privatisent l’espace public en faisant passer un asservissement ordinaire pour une collection de signes extérieurs de désinvolture acquisitive. Ce que ça révèle en cas de décryptage net est la « matière » prise pour objet par Xavier Duffaut.


Raymond Balau
AICA/SCAM